L' exposé qui suit, présenté par Pietro Copiz à l'Aula du Campus adventiste de Collonges-sous-Salève lors de la rencontre de l'Association des retraités francophones adventistes (ARFA) le 29 juin 2005, est basé en partie sur deux documents conservés aux Archives adventistes, dont le premier est inédit. Une étude des éléments à disposition des chercheurs permet de percevoir l'esprit des premiers adventistes en Suisse par l'attitude qu'ils montraient à l'égard de leurs moyens financiers.
Bâle, J. N. Andrews : quelques aspects financiers chez les pionniers adventistes en Suisse
Introduction
Cet exposé est divisé en deux parties : d’un côté un document concernant notre Église à Bâle et de l’autre John N. Andrews et quelques pionniers en Suisse. Mais le sujet sera toujours le même : des aspects financiers avec des implications spirituelles.
Un épisode (à lire dans Esdras 6. 1-12). Contexte : le danger que la reconstruction du temple fût interrompue menaçait de nouveau. On fouilla les archives royales à Ecbatane et on trouva un rouleau de parchemin. La réfection de la maison de Dieu put continuer grâce à cette recherche. En outre, un réveil de la foi eut lieu au sein du peuple de Dieu.
Nos investigations, nos recherches dans les anciens documents, peuvent aussi bâtir ou rebâtir la maison du Seigneur, c’est-à-dire son Église. En d’autres termes, les vieux papiers ne représentent pas uniquement un passe-temps d’érudit ou de passionné, mais ils peuvent constituer un raffermissement de nos fondations et de nos aspirations de croyants, qu’elles soient collectives ou personnelles. C’est le but sous-jacent et ultime de cette fouille parmi quelques vestiges de notre passé.
Un paléontologue arrive à reconstituer un animal disparu à partir de quelques ossements blanchis par le temps. Un archéologue peut rappeler à notre connaissance d’anciennes civilisations en examinant quelques tessons et d’autres bribes de vie ancienne. On ne peut pas prétendre qu’il s’agisse d’un exercice inutile. Quelques lambeaux du passé, promus au rang de symboles, peuvent inspirer des nations entières.
Il est toujours émouvant de découvrir ou de retrouver des documents originaux ayant trait à nos pionniers. Ces rescapés de l’oubli, qui remontent des recoins poussiéreux de l’histoire, représentent un véritable patrimoine de notre conscience collective d’adventistes, européens dans ce cas, ainsi qu’une source d’inspiration.
Guido Delameillieure l’a bien souligné dans son article « Les archives de l’Église adventiste conservent notre histoire : 150 ans et des poussières » (Revue adventiste, octobre 1995, p. 2). Je pense qu’il serait utile d’entendre un jour son appel par rapport aux trésors que nous pouvons avoir gardés dans nos dossiers personnels. Ces humbles reliques, souvent à caractère individuel, piliers et béquilles de notre passé, peuvent nourrir notre mémoire collective et contribuer à préserver notre identité. Traitons-les « religieusement ».
Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerais citer une pensée que j’ai découverte, il y a presque un quart de siècle, dans un livre de méditations matinales en anglais. La voici, légèrement modifiée :
« Bien plus que les coupures de journaux, les lettres personnelles, les rapports, les journaux intimes ou les déclarations faites par les parents et les amis, les sources les plus sûres pour la biographie d’une personne sont les documents concernant ses finances. Ceux-ci représentent un indice impartial du caractère. Ils révèlent la vraie personne, à la racine de ses élans, de ses motivations, de ses grandeurs et de ses faiblesses. » (Donald E. Mansell, New Every Morning, R & H, 1981, p. 86.)
Si vous y réfléchissez, c’est une déclaration bouleversante, que nous garderons à l’esprit en filigrane au cours de l’exposé.
Le rouleau de Bâle
En 1968, si ma mémoire ne me trahit pas, il y a eu, à Berne, une sorte de tragédie qui aurait déchiré le cœur de notre archiviste. Le siège de notre Division changeait de bâtiment : de Höheweg 17 à Schosshaldenstrasse 17. Oh ! Pas plus de 300 m… Et le nouvel édifice (l’actuel) était éclatant de modernité.
Mais, comme dans tout déménagement, il fallait trier ce qu’il valait la peine de garder et se débarrasser du reste. En particulier, il y avait ce que j’appellerais une « pièce à trésors », remplie de vieux papiers et documents. Quelques-uns, dont on connaissait déjà la valeur (par exemple, des documents originaux de Czechowsky), furent placés dans une armoire métallique de la salle des périodiques. C’est la bibliothécaire Lydie Erdmann qui en avait la clé.
Le tout se trouve maintenant, en principe, dans les Archives historiques de l’adventisme en Europe, au sous-sol de la bibliothèque. Le reste disparut, pour employer un euphémisme. Faute de place - et de connaissances en matière d’histoire, d’archives et de règles de préservation des documents - un ensemble précieux de papiers de tout genre fut perdu à jamais.
Quelqu’un ici présent (Maurice Guy) fut intrigué et devina l’importance d’un rouleau de plusieurs feuilles jaunies [le voici], qui avait déjà survécu à plusieurs déménagements et à un tri antérieur, et le sauva d’une mort certaine. Il fut gardé également dans l’armoire métallique.
De quoi s’agit-il ? Ce sont 28 pages (14 grandes feuilles), numérotées de 9 à 476, extraites du grand-livre des opérations financières de notre Œuvre à Bâle entre 1885 et 1903. Pour les deux premières années, c’est l’anglais qui est employé ; par la suite, c’est le français qui domine.
Qu’est-ce qu’un grand-livre ? [Je m’excuse auprès des spécialistes parmi vous. Je ne le suis pas !] Un grand-livre est un ensemble de folios formant un tout, qui regroupe tous les comptes d’une entreprise. Il représente, dans ce cas, une comptabilité dite « à partie simple », qui fait référence à des pièces justificatives (les « justificatifs ») numérotées progressivement . On procède par années. De gauche à droite, il y a une colonne pour les mois, la suivante pour les jours, puis les numéros des justificatifs et ensuite les chiffres correspondants en francs et centimes. La partie « débit » est à gauche. À droite, avec les mêmes critères (mois, jours, numéros des justificatifs et montants), c’est la partie crédit. Le solde de fin d’année ou de la date d’arrêt d’un compte est égal pour les deux parties.
Mais c’est seulement en ayant accès aux justificatifs, c’est-à-dire aux écritures comptables du journal, qu’on peut connaître les détails, et nous ne les avons pas. C’est bien dommage !
Il y avait donc, au départ, au moins 476 folios et nous en avons seulement 28 : presque rien à première vue, mais la personne qui a opéré le choix a eu la main suffisamment heureuse, bien que trop parcimonieuse.
Malheureusement, puisqu’un grand-livre, par sa nature, ne donne pas de détails, nous ne savons pas à quoi les chiffres correspondaient, bien que nous ayons une vue d’ensemble.
Ces quelques folios, ces rescapés de la comptabilité, témoignent pourtant du rayonnement extraordinaire de Bâle, à cette époque, pour notre Œuvre en Europe.
Nous sommes sûrement intéressés par le folio n° 39, concernant les comptes d’Ellen White en 1886 et 1887. Mais on trouve d’autres noms connus. Par exemple, au verso du folio ayant trait à Ellen White, il y a les comptes d’Élise Vuilleumier, dont nous avons parlé en 2003, dans un autre exposé. Son futur mari, Jules Robert, est également présent, mais aussi L. R. Conradi, J. H. Waggoner, Édouard Curdy, Jean Roth, E. Noualy, Jean Vuilleumier, Albert Dietschy, plusieurs Borle, L. Guenin, Jules Rey, Jean Nussbaum et bien d’autres personnes. Dans un certain sens, c’est presque une galerie de nos ouvriers de l’époque, malgré le nombre restreint de pages conservées.
Mais on trouve également Mission hollandaise, Mission espagnole, Mission autrichienne, Mission de Hambourg, Mission urbaine (un sujet aujourd’hui d’actualité), et même Mission de l’Amérique du Sud !
Il y a aussi une page pour l’École de Bâle, au sujet de laquelle j’ai eu un échange de lettres avec Paul Clerc pour décider s’il fallait envisager la célébration du centenaire de cette école en 1988 (cela fait partie des dossiers que j’ai amenés avec moi et que je peux vous montrer). Mais nous nous sommes rendu compte qu’il s’agissait essentiellement de trois enfants Vuilleumier, pour la période de scolarité primaire obligatoire, et seulement pendant une année, en principe, tandis que les autorités n’avaient pas accordé d’autorisation pour d’autres élèves.
Dans Les Signes des Temps du 7 juin 1888 (p. 368), on découvre que les bancs pour cette école avaient été offerts par l’école secondaire adventiste de Battle Creek, qu’ils étaient « d’un modèle très ingénieux, admirés par messieurs les inspecteurs de Bâle » et qu’ils « ont été inventés par U. Smith », le rédacteur que nous connaissons.
Il y a donc, dans ces folios qui ont survécu, des renseignements financiers, en grande partie mystérieux, d’une époque héroïque de notre Œuvre à Bâle, mais aussi en Europe. Par des comparaisons avec un autre document que je vais vous présenter, et en consultant d’autres documents de l’époque, comme le Journal de Jean Vuilleumier, dont je vous parlerai peut-être un jour, on pourrait obtenir des lumières supplémentaires. Et encore plus si d’autres documents, cachés dans des dossiers oubliés et remplis de poussière, reviennent à la surface.
John N. Andrews et ses finances en Europe
Parmi les documents de l’armoire métallique de la Division, il y avait un vieux livre de comptes portant le titre « Grand-Livre à J. N. Andrews - Bâle ». L’original fut donné aux archives de l’Université Andrews en 1979. Deux photocopies furent reçues en retour. Contrairement à ce que nous avons constaté pour les folios du rouleau, dans ce grand-livre une identification est présente, en français, pour chaque transaction financière, mais d’une façon très succincte. C’est un renseignement précieux, mais insuffisant malgré tout, surtout lorsqu’il résume les dépenses de plusieurs jours ou plus.
La période qui nous intéresse en particulier va du 10 avril 1876 au 1er septembre 1882. J’ai moi-même présenté, en 1983, une étude concernant les finances d’Andrews en Europe au symposium commémorant le centenaire de sa mort, organisé surtout ici, à Collonges, mais avec une grande rencontre le sabbat à Bâle. Le texte se trouve dans Harry Leonard, éd., J. N. Andrews ; The Man and the Mission (Andrews University Press, 1985, p. 309-331).
En particulier, j’avais soigneusement examiné le grand-livre d’Andrews. Pour compléter mes recherches, j’avais demandé la collaboration d’Albert Jordan, à l’époque au Service de révision de notre Division. Il avait préparé, avec sa rigueur habituelle, un rapport dans les règles de l’art, bien que le texte à sa disposition n’ait pas eu les caractéristiques auxquelles il était habitué (ce rapport est également conservé aux archives). Je le citerai de temps à autre.
Au début, dit Jordan, ce grand-livre « a été tenu par une personne ayant certaines connaissances rudimentaires de la comptabilité, mais n’en maîtrisant pas la technique. » La méthode employée, « à partie simple », s’apparente à une comptabilité de ménage. À partir du 16 octobre 1879, on emploie le système dit « à partie double ». C’est une personne mieux formée qui est en charge, bien que des lacunes subsistent. La langue employée est le français, avec pas mal de fautes dans les premières pages.
Le livre compte 271 doubles pages numérotées, normalement avec les dépenses à gauche et les entrées à droite, mais pas toujours. Le système déjà cité - année, mois, jour, n° folio du justificatif, montant respectif – est respecté, mais il y a donc aussi des titres pour les dépenses et les entrées, titres assez détaillés au début, comme « pommes de terre », charbon », etc., mais bien plus généraux plus tard, et même à la fin de la première page.
Si la première page, avec la date initiale du 10 avril 1876, porte le titre « Compte de ménage », il y a rapidement d’abord un « Compte de la Conférence Générale, Battle Creek, Michigan », concernant surtout Andrews et sa famille, et en même temps un « Compte de cotisation suisse », qui comprend les transactions financières de la Mission.
On trouve ensuite des titres concernant : les publications en Suisse, Les Signes des Temps, les relations avec la Review à Battle Creek, les frais généraux, timbres, voyages, ustensiles, vêtements, caisse de la Société missionnaire, des noms d’ouvriers ou d’entreprises, etc., mais aussi « Mission en Italie et en Egypte ».
Le 1er septembre 1882 semble être la dernière date concernant la période d’Andrews. Par la suite, il y a des entrées à plusieurs endroits pour l’année 1902 et même des exercices de calligraphie sur des pages libres. Le livre ne couvre donc pas le séjour d’Andrews jusqu’à son décès (le 21 octobre 1883). Il y a de toute façon un vide jusqu’en 1885, époque du grand-livre dont les folios ont été extraits.
Les archives de la Conférence générale gardent un bref résumé, rédigé par Andrews, intitulé « Dépenses avant de commencer à Bâle », pour la période entre le 16 octobre 1874 et le 10 avril 1876. Andrews déclare entre autres : « La nourriture de mes enfants, nos habits, notre école à Neuchâtel, etc. correspondent à une moyenne de 3.70 francs par jour. » C’est vraiment peu. Il complétait ce qu’il recevait de Battle Creek en puisant dans ses propres fonds.
Andrews paya personnellement pour la publicité dans les journaux suisses, pour le voyage de ses enfants et pour bien d’autres domaines, y compris quelques dépenses d’autres ouvriers. En outre, il s’engageait à assumer une responsabilité financière personnelle au cas où certaines décisions ne rencontreraient pas l’approbation des frères en Amérique.
James White lui fit des remarques, puisque, inévitablement, Andrews faisait parfois allusion – dans ses lettres, articles et rapports – aux difficultés de la Mission en Europe et aux mesures de stricte économie qui y étaient pratiquées. Andrews répondit ainsi : « Si j’ai parfois négligé nos besoins personnels, ce n’est pas parce qu’on ne nous avait pas envoyé assez d’argent, mais parce que nous ne nous sentions pas libres d’employer pour nous-mêmes l’argent dont on avait tellement besoin pour soutenir le travail en général. » (6 juin 1880.)
Avant de retenir quelques remarques importantes faites par Albert Jordan, j’aimerais dire quelques mots sur l’attitude, à l’égard des finances, fréquente parmi les personnes qui ont travaillé pour notre Œuvre au cours des premières décennies de son histoire.
Joseph Bates, un des fondateurs de notre Église (un livre sur lui, par George Knight, a été publié récemment), donna sa propriété au nouveau mouvement adventiste et passa le reste de sa vie en travaillant pour le Seigneur sans rémunération financière, en passant par pas mal d’épreuves liées au manque de moyens financiers. Il ne fut pas seul dans son engagement total.
Il n’y avait pas de salaire régulier pour Andrews pendant sa mission en Europe, et c’est dommage. En 1878, il fut un des membres du comité de la Conférence générale qui recommanda le système généralisé de la dîme pour soutenir les prédicateurs. Jusqu’alors, ce qu’on appelait Systematic Benevolence permettait aussi d’autres emplois des fonds reçus. Mais l’application de cette règle demanda sûrement quelque temps avant de devenir effective.
Si Andrews avait reçu un salaire régulier, peut-être aurait-il évité ses crises de conscience, dont les conséquences étaient si dommageables pour sa santé. Nous avons vu qu’il hésitait à employer l’argent de la Mission pour ses dépenses personnelles, car il se sentait obligé de faire le plus d’économies possible. Il avait des fonds, car il avait vendu sa maison avant de partir pour l’Europe, mais déjà trois ans après son arrivée il avait dépensé la moitié de ses réserves. Aussi bien lui que sa famille se nourrissaient très mal. Par exemple, ils n’ont mangé que du pain blanc pendant un certain temps. Il n’est pas étonnant qu’Andrews et sa fille soient morts de tuberculose.
La tendance à faire des économies sur la nourriture était « endémique ». Jean Vuilleumier écrit dans son journal, au début de 1883, pendant une période de froid glacial : « Frère Andrews est frappé de terreur, ainsi que nous tous, de voir que nos dépenses des trois mois passés s’élèvent à 3000 francs ! Nous prenons la résolution d’être plus économiques sur le manger. » (Journal, sabbat 24 [février ?] 1883.)
Sœur Ings, épouse d’un des missionnaires, s’était sentie très mal à l’aise quand elle avait vu l’état des chemises d’Andrews au moment de son départ, en 1878, pour participer à la session de la Conférence générale. Mais chacun avait les mêmes hésitations afin de ne pas dépenser l’argent de la Mission au-delà du strict nécessaire.
D’ailleurs la Mission aurait pu, peut-être, devenir déjà financièrement indépendante, si le soutien aux Signes des Temps n’avait pas pesé si lourdement sur le budget. Mais, si on y avait renoncé, quel aurait été le prix pour la croissance et le rayonnement de la Mission en cette partie de l’Europe, sans compter l’influence positive du journal sur les membres ?
Voici un autre exemple de l’esprit de sacrifice des ouvriers. En 1883, Andrews décida de donner au jeune Jean Vuilleumier 30 francs par mois, en plus de la pension complète. Celui-ci trouva que c’était trop pour son premier mois et retourna 5 francs (Journal, 5 mars 1883).
Il n’en avait pas été toujours ainsi. À son arrivée en Europe, Andrews avait été frappé par le manque de générosité des habitants et des membres. Un pasteur protestant lui avait confié que le total des offrandes le dimanche, dans une église de 2000 membres, ne dépassait pas 5 francs. Plusieurs donnaient quelque chose, généralement un centime… ou un bouton. Oui, cela faisait partie des dons en espèces. Remarquez que les boutons n’étaient pas bon marché…
(Pour comprendre la valeur d’un franc de l’époque, l’étude que j’ai faite dans les journaux de cette période à la Bibliothèque nationale me permet d’affirmer que le salaire d’un ouvrier au bas de l’échelle était d’environ 2 francs par jour, sans contributions sociales, congés payés et 13e mois, bien sûr. Cela m’a été confirmé par notre cher Alfred Vaucher, qui était payé 60 francs par mois les premières années de son ministère, et cela plus d’un quart de siècle après l’époque qui nous intéresse.)
Il était clair que les premiers adventistes en Suisse avaient besoin d’instruction et d’exemple dans le domaine du don de soi et de ses biens. D’ailleurs la dîme était donnée sous forme d’engagement pour l’année suivante. Le terme anglais était Systematic Benevolence, comme nous l’avons vu. Les membres suisses employaient le terme « cotisation ».
En 1872, le total des cotisations des 74 membres en Suisse pour l’année était de 1’250 francs. En décembre 1875, une année après l’arrivée d’Andrews, les membres s’engagèrent à donner 2’300 francs pour l’année suivante, donc presque le double. Sept ans plus tard, en 1882, les membres, dont le nombre avait très peu augmenté, donnaient un total de 2’000 francs par mois ! Il est vrai qu’un très grand pourcentage du total était contribué par deux ou trois membres, mais chacun faisait des sacrifices en proportion avec son revenu.
J’ai été touché par une remarque faite par Ellen White en 1886. Elle dit dans une lettre : « Les membres à Bâle sont tous pauvres. Il y a seulement deux frères en Suisse qui sont propriétaires de la maison dans laquelle ils vivent […] Le salaire le plus élevé parmi les personnes qui travaillent ici au bureau est de cinq francs par jour, six jours par semaine, mais la plupart reçoivent moins […] Ils commencent tôt leur travail et finissent tard. Je vois un esprit de sacrifice de la part de nos membres ici bien supérieur à ce qu’on voit en Amérique. » (Lettre 72a, citée in D. A. Delafield, Ellen G. White in Europe, R & H, 1975, p. 149.) Évidemment, ils avaient fait bien des progrès en quatorze ans, aussi grâce à l’exemple et à l’enseignement d’Andrews et de ses associés.
On peut affirmer, je crois, que cet esprit de générosité et de sacrifice n’a pas disparu, car pendant de nombreuses années nos membres en Suisse ont été un exemple dans le domaine des dîmes et des offrandes ainsi que dans l’esprit de service, mis en évidence par le pourcentage de missionnaires de notre Division venant de Suisse. Mais c’est un sujet qui mérite sa propre étude…
Il y aurait bien d’autres aspects à souligner, mais je sais qu’il n’est pas toujours facile de se concentrer sur des chiffres, surtout si on ne les a pas devant les yeux. D’autre part, j’aimerais laisser un peu de temps pour des questions, car il n’a pas été aisé de choisir, dans le matériel à disposition, ce qui pouvait intéresser chacun d’entre vous.
Cependant, je désire citer quelques commentaires faits par Albert Jordan dans son rapport. Bien sûr, les données à disposition ne lui ont pas permis de suivre les normes actuelles de révision. D’autre part, je ne veux pas entrer dans une longue liste de détails et de termes techniques. Mais j’ai retenu ce qui suit.
Je cite : « Je tiens […] à préciser que l’impression qui se dégage de ce Grand Livre c’est que ce travail a été fait par des gens consciencieux et fidèles, n’ayant pas, au départ, toutes les qualifications pour un travail comptable, mais qui ont su améliorer leur manière de faire pour arriver, dès octobre 1879, à un travail que je qualifierai d’excellent. »
Albert Jordan insistait ici sur l’aspect professionnel du grand-livre. Mais il a également exprimé des appréciations d’une autre nature. Par exemple, pour l’exercice 1879/1880, qu’il a étudié en détail, il fait remarquer que, d’après les normes d’aujourd’hui, le fonds de roulement exigé (Working Capital en anglais) est de 20 % des charges d’exploitation. Or le pourcentage du fonds de roulement pour cette année-là était de 1729 % ! La situation de trésorerie était également remarquable. De quoi faire pâlir d’envie les administrateurs contemporains !
Albert Jordan conclut : “(…) je tiens à souligner que j’ai eu du plaisir à faire cette ‘révision pas comme les autres’. J’ai été touché par le travail extraordinaire accompli par Frère Andrews et ses collaborateurs, dans des circonstances difficiles. Les chiffres de ce Grand Livre témoignent de ce travail, accompli avec un zèle inspiré par l’Esprit d’En Haut ; ils expriment aussi la générosité et les sacrifices que Frère J. N. Andrews, ceux qui l’ont secondé et les membres de Suisse et d’Alsace ont manifestés. Qu’un même esprit nous anime alors que nous attendons la réalisation de la ‘bienheureuse espérance’. Viens, Seigneur Jésus ! »
Nous nous associons sûrement à cette admiration et à ce souhait. Ce qui me frappe personnellement, c’est qu’une telle réaction ait été la conséquence de l’étude d’un livre de comptabilité, d’un de ces rescapés administratifs de notre histoire. Oui, dans l’esprit de la pensée que je vous avais présentée au début, la façon de dépenser l’argent ou de se priver de le faire dévoile les mobiles des êtres humains et la valeur céleste de bien de leurs actions.
Il y a d’autres livres, bien plus précis, et dont la survie ne dépend pas des aléas d’un déménagement ou du soin des héritiers. Nos décisions et nos actions, y compris celles ayant trait aux finances, y sont soigneusement rapportées. Puisse chacun d’entre nous exprimer sa cohérence chrétienne aussi dans ce domaine ! N’est-ce pas un humble sacrifice en comparaison avec ce que Jésus a fait pour nous ?
Pietro Copiz, Collonges, le 29 juin 2005